J'ai rencontré Dieu sur Facebook

d'Ahmed Madani

Published by Brigitte Nérou | On 21 May 2019
Ahmed Madani, auteur de « J'ai rencontré Dieu sur facebook » (Actes Sud, 2019)
Ahmed Madani, auteur de « J'ai rencontré Dieu sur Facebook » (Actes Sud-Papiers, 2019). D.R.

« Comment une adolescente bien sage, bien éduquée, bien protégée par sa maman peut-elle sombrer dans une mascarade pseudo-religieuse d’aventure extraordinaire et de toute-puissance ? Comment une jeune mère parvenue à s’émanciper du poids de la tradition, de la religion, de la famille réagit-elle face à ce qu’elle considère comme une trahison de son combat pour la liberté ? Quel dialogue est-il encore possible d’établir entre elles ? » A cette question, l'homme de théâtre Ahmed Madani répond avec « J'ai rencontré Dieu sur Facebook », qu'il vient de faire paraître (2019) chez Actes Sud. Entretien.

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Nous savons très bien qu’il n’y a aujourd’hui plus nulle part où mettre un enfant à l’abri. Avec les nouvelles technologies, l’ennemi extérieur pénètre jusque dans cette chambre où, vous en êtes certain, votre enfant se tient tranquille, sans possibilité de faire de bêtises. Et ce n’est pas forcément en le laissant enfermé qu’on va le protéger. L’endroit le plus sûr, ça s’appelle le dialogue, et cette pièce ouvre le dialogue.
En ligne, sur la page « Réservation » du spectacle, il est précisé : « Spectacle tout public à recommander dès l'adolescence ». Pensez-vous qu'assister à votre pièce puisse mettre un adolescent à l'abri de l'embrigadement ? »

Il est très important que les adolescents puissent voir cette pièce. Est-ce que ça leur sera utile ? A tout le moins, ça aura le mérite d’ouvrir la discussion. Et dès qu’il y a débat, on entend d’autres choses que ce sur quoi on est enfermé. C’est avéré : nous échangeons beaucoup avec les adolescents après chaque représentation, et ces échanges permettent d’aborder de nombreuses problématiques : la foi, la violence, la notion de djihad, l'interprétation des textes – la plupart du temps, mes interlocuteurs ignorent que le djihad, c'est avant tout un combat contre soi-même, contre ses propres démons. Ce dialogue est l’occasion d’explications simples et d’une ouverture sur une culture qui leur est très mal connue, celle de l’Islam et du Coran : en somme, il aiguise leur curiosité.
Que cette pièce puisse exercer un réel impact sur une personne en plein désir d’extrême violence, je ne le crois pas. En revanche, elle peut amener en douceur des jeunes qui s’interrogent à faire évoluer leurs convictions, sans prétendre à résoudre une problématique plus profonde – la violence vient aussi de ce qu’un enfant a subi comme violences dans sa propre vie familiale.
Nous savons très bien qu’il n’y a aujourd’hui plus nulle part où mettre un enfant à l’abri. Avec les nouvelles technologies, l’ennemi extérieur pénètre jusque dans cette chambre où, vous en êtes certain, votre enfant se tient tranquille, sans possibilité de faire des bêtises. Et ce n’est pas forcément en le laissant enfermé qu’on va le protéger. L’endroit le plus sûr, ça s’appelle le dialogue, et cette pièce ouvre le dialogue. L’échange, la conversation, voilà comment on peut démonter un discours sophiste ou truffé de mensonges.
En assistant à la pièce, les jeunes comprennent immédiatement son propos et où se placent le mensonge et la vérité. Dans notre mise en scène, au moment où Amar est démasqué par sa prof, il se lève : il est en slip ! De cet homme tronc, la partie haute donne une image de force, de puissance, de virilité. Mais la partie inférieure est fragile : un pauvre gars en slip et en chaussettes. La communication par réseaux interposés, par vidéo, etc., falsifie la réalité et n’en montre qu’une partie.
Quand on discute avec les jeunes, on leur fait simplement pointer ce qui est vrai, ce qui est faux. Et ils se mettent à me raconter des tas d’informations qui circulent, et qu’eux-mêmes font circuler comme étant des choses vraies et fausses. C’est sur ce point précis que s’axe la discussion : apprendre à distinguer le faux du vrai ; faire le tri, voir les bonnes personnes et essayer de trouver sa bonne voie à soi.
De plus, je mets en scène des adolescents – ce n’est pas souvent le cas, d’autant moins dans ce genre de situation. Du coup, l’identification s’opère assez rapidement, surtout concernant la relation mère-fille. Or, c’est cette relation qui était au fondement de ma pièce. Mais alors que j’étais en train de l’écrire, il y a eu le drame de Charlie Hebdo, celui de Vincennes… Je ne pouvais pas éluder la question, devenue brûlant sujet d’actualité, de l’embrigadement. Mais comment l’intégrer à mon propos de départ ? Si une mère voit sa fille risquer de se perdre, que fait-elle ? Comment s’y prend-elle ? Et comment fait-elle pour le découvrir ? C’est là où le théâtre apparaît : c’est le fruit du hasard qui va permettre à Salima de réaliser qu’elle ne savait rien de sa fille…


C’est là la faille du personnage de Salima : langue, culture, religion… De son arabité, qu’aurait-elle dû transmettre et qu’elle n’a pas transmis à sa fille ? Elle a eu peur. Elle a fermé toutes les portes et à présent sa fille le lui reproche et se révolte contre elle.
Les rêves qui hantent Salima et la ramènent à son origine familiale, la quête de sa fille Nina… Tout cela ne résonne-t-il pas comme une assignation à la « culture d’origine » ? 

Salima imaginait sa vie comme celle d’une femme éduquée, riche de sa culture occidentale, devenue enseignante et qui fait donner des cours de violon à sa fille… Elle a relégué sa culture maternelle, réduite à ses yeux au poids d’une religion qui maintient la femme dans la soumission à son époux. Sans doute n’a-t-elle pas pu en percevoir d’autres aspects – la tradition familiale millénaire de gens de la terre, la singularité de leur rapport au monde.
Elle est en chemin : il lui faut parvenir à croiser l’acquis de l’école, de la société dans laquelle elle vit, avec la transmission de sa culture familiale. C’est pourquoi son personnage est trouble ; ce trouble se ressent dans les postures de sa fille, en total décalage avec son propre parcours.
« Je ne veux pas me marier je veux aller à l’école je veux apprendre à lire je veux apprendre à écrire je veux devenir une maîtresse d’école comme toi… », lui dit en rêve sa propre mère décédée – la « princesse » de la pièce, qui apparaît dans le dernier rêve que fait Salima. En réalité, cette mère a été très tôt tirée de l’école et contrainte au mariage, et elle vient dans le rêve chercher refuge chez cette jeune femme libérée et autonome qu’est devenue sa fille. Mais dans le même temps, le rêve de Salima dit toute sa culpabilité d’avoir rompu avec un certain nombre de traditions. C’est là la faille du personnage : langue, culture, religion… De son arabité, qu’aurait-elle dû transmettre et qu’elle n’a pas transmis à sa fille ? Elle a eu peur. Elle a fermé toutes les portes et à présent sa fille le lui reproche et se révolte contre elle.


Nina : … car il a un palais somptueux avec des vergers aux fruits inconnus […] douze lions en pierre font jaillir de leur bouche douze jets d'une eau fraîche et limpide piscine hammam jacuzzi salle de fitness salle de cinéma sont ouverts de jour comme de nuit…
Alors qu’elle s’apprête à partir, Nina se prend à rêver au palais qui l’attend en Syrie. On est de tout cœur avec elle et avec sa soif d’ailleurs…

Nina, rêve, c’est vrai.  Amar lui a apporté une espérance supérieure, parce que le monde tel qu’il lui est présenté au quotidien est rude. Elle avait en main toutes les clés de la réussite mais un drame a tout fait basculer : la mort de sa plus chère amie – ce qui est souvent le cas dans la réalité : la perte d’un être cher, le vide affectif qui en découle et qu’on tente de combler à l’extérieur de la famille.
Son héros, en vérité tout droit sorti d’un roman de cape et d’épée, porte un idéal glorieux, une forme d’utopie. Or, la jeunesse d’aujourd’hui manque de possibles utopies. Partir… Il faut s’imaginer la chose ! C’est le voyage en Orient, dans les déserts, dans les palais fastueux des Mille et Une Nuits. C’est dans ce monde-là, fait d’illusions, que se projette Nina.
« Je n’ai plus envie d’aller à l’école je m’en fous de l’école je veux consacrer ma vie uniquement à Amar et à Dieu », dit-elle à sa professeure de mère. Il y a là une volonté de contradiction qui illustre le trouble d’une jeunesse en quête d’identité, qui se cherche sans trop savoir à quoi se raccrocher. Pour certains, le mécanisme de l’intégration a dysfonctionné : comment peut-on être intégré dans une nation, si on ne trouve pas de place pour nous y accueillir ? C’est toute la problématique, qui s’exprime dans les personnages d’Amar et de Nina…


Ma plume aurait pu me mener à la tragédie – mais sans démontrer quoi que ce soit. Sauver mes personnages est une manière d’affirmer : voyez ce que le théâtre peut faire, ce que la poésie peut faire, que la vie ne fait pas.
Vous avez introduit dans votre pièce un rebondissement digne des Fourberies de Scapin. Voici Nina écartée du danger, et le lecteur en soupire d'aise ! Mais pourquoi ce choix d'écriture ?

C’est le deus ex machina ! Je suis auteur de théâtre… Et à un moment de mon travail d’écriture, le personnage d’Amar m’a fait un aveu. Au départ, je le concevais tel que décrit dans la première scène : puissant, plein d’assurance, de ferveur et d’une foi qui le déborde. Et je voyais cette jeune fille, Nina, prise dans ses filets.
Mais le moment où tout bascule, c’est quand je comprends qu’Amar a été l’élève de la mère de Nina : Salima. Et qu’il existe donc entre eux un rapport de confiance – j’ai eu moi-même la chance de rencontrer des professeurs qui m’ont permis de me dépasser et m’ont accompagné. Cette prof-là n’est pas parvenue à faire passer Amar dans la classe supérieure ; mais ce qu’elle a réussi, c’est de lui éviter de passer dans la « classe inférieure du djihad » – c’est-à-dire dans quelque chose de très violent, de terrible. Elle le sauve. Soudain, j’ai compris qu’Amar était un pauvre garçon perdu, comme la plupart de ceux qui n’ont pas pu être sauvés parce qu’ils n’ont pas fait la bonne rencontre, au bon moment.
Ainsi, dans la pièce, la relation la plus importante, ce n’est pas tant celle d’Amar et Nina que celle d’Amar avec son professeur. Au moment où Salima démasque Amar, il se considère encore comme son élève : « Ça alors Nina c’est votre fille madame Bensallah oh merde je ne savais pas madame je vous jure c’est pas moi m’dame wallah c’est une blague… » Et dans le fond, Salima était peut-être la seule personne à pouvoir le sauver, ce qu’il reconnaîtra d’ailleurs par la suite : « … Mme Bensallah m’a été envoyée pour me sauver d’un plus grand malheur oui j’étais sur une mauvaise voie… »
Mais comment Nina allait-elle terminer ? Allait-elle enfiler une ceinture d’explosifs et se faire sauter dans le métro ? Ç’aurait été cela, le parcours de sa vie ? Mais puis-je raconter cette réalité mieux que la réalité ? Sûrement pas ! Dans ce domaine hélas, la réalité dépasse carrément toute fiction… Il me fallait sauver mes personnages. Et c’est en sauvant Amar que, in fine, je sauve Nina et Salima.
En n’engageant pas Nina et Amar sur la voie du radicalisme total, je suis sorti des personnages. Mais j’ai déployé toute une réflexion sur ce qu’est la manipulation. Ma plume aurait pu me mener à la tragédie – mais sans démontrer quoi que ce soit. Sauver mes personnages est une manière d’affirmer : voyez ce que le théâtre peut faire, ce que la poésie peut faire, que la vie ne fait pas. La vie est parfois rude, violente, mais il faut garder l’espoir. C’est par l’espérance qu’on pourra sauver le monde, j’en suis convaincu.

Finalement, c’est avant tout une pièce sur la manipulation !

Tout à fait ! Amar finit par réaliser qu’il a été pris dans une illusion. Et il y a un effet de rebond sur le public : celui-ci a été manipulé, exactement comme les personnages de cette pièce. La manipulation a joué d’autant mieux que tous s’attendaient à un drame… qui ne se produira pas.
Quand Amar est démasqué, il démasque lui-même, du même coup, toute la tartufferie de ces personnages qui s’érigent en porte-parole, en prêtres, en héros. Et qui en fait ne sont rien dans une société au sein de laquelle ils ne trouvent pas leur place ; c’est toute l’histoire de son propre parcours. Démasqué, il apparaît dans toutes ses fragilités, et réalise que ces mêmes fragilités traversent bien des héros de la poésie, de la littérature, du théâtre : il n'a fait que répéter quelque chose qui existait bien avant lui…

Ahmed Madani, J'ai rencontré Dieu sur Facebook, Actes Sud-Papiers, 2019, 12 €

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Brigitte Nérou Avec plus de quinze ans d’expérience dans l’édition, Brigitte a rejoint l’Institut du monde arabe en 2003 comme secrétaire de rédaction du magazine Qantara . Elle prend à présent la... Lire la suite
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