Asmahân, la diva
Elle était belle à en rendre jalouse l’astre d’Orient, Oum Kalsoum, à laquelle on l’opposait. Même si comparaison n’est pas raison, on peut dire qu’Amal El Atrache, sœur cadette de Farid et fille d’émir druze, était tout et le contraire de la plutôt rangée diva égyptienne sacralisée. Elle était volage au point de chagriner le roi Fouad, elle collectionnait les boire et déboires et ses tocades et foucades alimentaient les gazettes du Caire. Elle festoyait toutes les nuits tandis que le jour, elle jouait les espionnes au profit de l’Allemagne, de la France ou de la Grande-Bretagne. Elle rêvait d’Hollywood et elle n’avait eu droit, au milieu des années 1930, qu’à sa version nilesque en noir et blanc qui a tout de même révélé une grande interprète, entre contralto et soprano, émotion et décontraction. Intrigante certes, mais troublante, légère, oui, mais talentueuse avec «la suavité de son timbre qui évoque un peu les voix de l’opéra occidental », comme s’enthousiasmait un confrère du « Monde de la musique », qui rajoute, entièrement sous le charme vénéneux d’Asmahân : «Il y a chez elle, outre la subtilité parfaite et la justesse de son phrasé, ainsi que l’affirmation obstinée du sentiment par une impressionnante science de l’expression, un génie qui dépasse de très loin la seule perfection technique ». La belle ténébreuse avait surtout pour elle à la fois une sensualité débordante et un magnétisme qui avait défié tous les censeurs de son époque. Disparue, à l’âge de 26 ans, dans les conditions mystérieuses d’un accident de voiture, elle a laissé peu d’enregistrements mais quelles chansons, que nous fera revivre une de ses plus ferventes admiratrices, Karima Skalli, qui fait, elle aussi, sensation à chacun de ses passages. Née en 1963, cette prodigieuse voix de Marrakech a impressionné son propre père, à l’âge de neuf ans, en interprétant a capella la chanson Aghadan Alqâk / Te verrais-je demain ? (1971) l’un des chants les plus poignants et les plus difficiles à reproduire d’Oum Kalsoum. Mariée en 1983 et mère de famille, elle ne songe guère à faire carrière. Une rencontre déterminante avec le luthiste et compositeur Saïd Chraïbi et le poète Abd Al Rafi Al Jouahri la pousse à s’aventurer dans un parcours professionnel. Ensuite, tout va très vite, quand de nombreux musiciens de grand talent, à l’exemple de Naseer Shamma, sollicitent sa contribution vocale. Remarquée à l’Opéra du Caire par une reprise d’un titre d’Asmahân, Karima Skalli est également maîtresse dans l’art sacré. La critique, unanime et à juste titre, la définit ainsi : « C’est la beauté dans la voix, la force dans les tripes, la sensibilité dans le verbe, la grâce dans le visage. »
Rabah Mezouane, journaliste.
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Abdel Halim Hafez, le dandy
En 1945, un jeune homme, Abdel Halim, et son frère Ismaïl s’installent au Caire et s’inscrivent à l’Institut arabe de musique. Le premier choisit d’étudier le hautbois, alors que l’instrument à la mode était le luth, brandi comme un étendard par Farid El Atrache ou Mohamed Abdel Wahab. En mai 1948, Abdel Halim Hafez obtient son diplôme, dans une promotion où il avait côtoyé Kamal Al Tawil et Ali Ismaïl, ses futurs compositeurs. L’année suivante, devenu célèbre en tant qu’acteur (il a incarné un jeune premier dans Dalilah), il est nommé au pupitre des hautbois au sein de l’Orchestre symphonique de la radio. Sa carrière musicale débute réellement à partir de 1952 et, par la suite, la renommée de celui qu’on surnomma « le rossignol brun » dépassera les frontières de la terre des Pharaons pour conquérir les cœurs et les esprits des jeunes dans tout le monde arabe. Surgi au moment des luttes anticolonialistes, des multiples tentatives avortées d’union arabe, de la nationalisation du canal de Suez et de l’émergence de nouveaux talents littéraires (Ihsan Abdel Qodous) ou cinématographiques (Youssef Chahine), Abdel Halim représente un modèle de réussite auquel ses origines modestes ne le destinaient pas. Né le 2 juin 1929 à al-Hilwat, un village de la province d’al-Charqia et orphelin très tôt, un autre grand malheur l’accablera jusqu’à sa mort : une bilharziose tenace dont les symptômes apparurent en 1940. Il meurt des suites de sa longue maladie le 30 mars 1977, à l’hôpital King’s College de Londres. A quarante-huit ans, il n’avait pas eu le temps de concrétiser de nombreux projets : pouvoir enfin fonder une famille, construire un hôpital dans son village et lui fournir eau courante et électricité, jouer le rôle du fou de Leila dans une opérette écrite par Mohamed Abdel Wahab et bien d’autres choses encore. Aujourd’hui, Abdel Halim, accompagné lors de son enterrement en 1977 par plus de deux millions de personnes éplorées, fait l’objet d’un véritable culte en Egypte. Son style qui tranchait avec celui de ses aînés a influé sur plusieurs générations. En effet, il n’avait pas un air compassé sur scène ; il souriait, bougeait, communiquait avec son public. Les tenants de la jeel music lui doivent une certaine vivacité rythmique, les vedettes du moderne soudanais et maghrébin se sont inspirés de ses mélodies. Khaled, le roi du raï, n’hésite pas à entonner, en privé, un air de Hafez et Natasha Atlas, la prêtresse de la techno orientale a carrément intitulé un de ses albums Halim. Il nous reste de lui des documents télévisés, seize longs métrages et un grand répertoire, souvent décliné sur le mode kourdi, dont Wael Sami, la nouvelle coqueluche du chant asri (moderne) égyptien, nous fera entendre quelques morceaux délicatement choisis.
R.M.