Entretien avec Zad Moultaka

Dans le cadre de la 3e Biennale des photographes du monde arabe contemporain

Publié par Brigitte Nérou | Le 3 septembre 2019
Zad Moultaka © Jean-Baptiste Millot
Le compositeur et plasticien Zad Moultaka. Jean-Baptiste Millot

Dans le cadre de la 3e Biennale des photographes du monde arabe contemporain, le compositeur et plasticien Zad Moultaka présente une nouvelle création : Land escape. Une installation qui revisite des moments d'enfance, pendant la guerre du Liban, et « que j'étais parfois au lit alors que ça grondait dehors. Ma seule échappatoire, c'était de fuir la réalité en me racontant des histoires »…

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Quand j’écris de la musique, il y a une espèce d’appropriation des sons de la guerre pour les amener ailleurs, les transformer peut-être, s’agissant par exemple du rapport entre les bombes au loin et la grosse caisse – l’un de mes instruments de prédilection.
En quoi consiste l’installation que vous allez présenter à l’IMA ?

Quand j’étais enfant, lorsque la guerre a commencé, j’étais parfois au lit alors que ça grondait dehors. Nous ne pouvions pas sortir, aller dans les montagnes, nous étions confinés à Beyrouth. Ma seule échappatoire, c’était de regarder le lit et de fuir la réalité en me racontant des histoires : les draps devenaient des dunes, des montagnes. J’ai réalisé que je fais exactement la même chose quand j’écris de la musique : il y a une espèce d’appropriation des sons de la guerre pour les amener ailleurs, les transformer peut-être, s’agissant par exemple du rapport entre les bombes au loin et la grosse caisse – l’un de mes instruments de prédilection ; mais j’ai pris conscience de ce lien bien plus tard.
Dans ce projet, c’est un moment comme celui-ci que je revisite. Je vais filmer le lit, et je vais m’échapper… Le projet s’intitule Land escape, un jeu de mot avec landscape, paysage, et escape, échappée.
Il y aura trois panneaux, sur lesquels défileront des « paysages » lunaires – ou solaires –, filmés sur le lit, et une bande son travaillée à partir de l’enregistrement d’une des premières nuits de la guerre, en 1975. Cet enregistrement a été fait par un voisin un soir terrible de bombardements sur notre immeuble, très violent. Le lendemain, voici le voisin avec une cassette à la main. Il l’insère dans le lecteur, et nous entendons le son de la veille. Peut-être est-ce le point de départ ce qui deviendrait par la suite mon rapport à l’écriture : la distanciation. La veille, j’étais acteur, et tout à coup, je devenais spectateur, auditeur de quelque chose de très théâtral. Or, cette distanciation est capitale pour l’écriture, pour la création.
Bref, j’ai pu récupérer l’enregistrement. Je l’avais déjà utilisé pour écrire Non, une pièce avec danseuse flamenco écrite en hommage à l’historien et journaliste Samir Kassir, après son assassinat en 2005.
Mon idée est de repartir du même enregistrement mais de ne pas le traiter comme dans Non, où j’ai conservé les bombes, la violence, en créant une espèce de combat entre la danseuse et les bombardements. Aujourd’hui, j’ai envie d’en faire quelque chose de doux, d’harmonieux. Je ne sais si j’y parviendrai, je suis encore en cours de travail…


C’est très facile de faire de la musique orientale : il suffit de trois notes, mais on ne peut pas réduire l’Orient à trois notes ! L’Orient se niche dans quelque chose de bien plus profond et complexe. C’est un rapport à l’espace, à l’élasticité du temps, à la façon dont on regarde le monde, à la spiritualité…
Vous avez pu bénéficier de moyens importants, bien plus qu’à l’IMA dans le cadre de la présente Biennale : ces moyens limités brident-ils votre créativité, ou la stimulent-ils au contraire ?

J’aime travailler dans des cadres, partir de quelque chose, même quand il s’agit d’une contrainte : c’est là que l’imaginaire se met à travailler. J’avais eu l’idée de Land escape avant de savoir de quel espace je disposerais. Dans ce cas précis, la contrainte est que je ne pourrai pas bénéficier d’une immersion totale, pour des raisons techniques, ce qui m’a obligé à adapter le format. Je suis encore dans une phase de recherche, mais je suis sûr que quelque chose va sortir de ce format-là. Quand on a exactement ce qu’on veut, il n’y a pratiquement pas de surprise. Alors que des contraintes naissent certaines choses qui sont complètement inattendues.

Le fondement de votre démarche, c’est la réflexion au sein d’un espace situé entre vos racines de tradition orientale et l’écriture contemporaine occidentale. Mais où se niche l’Orient dans vos compositions ?

J’ai été de tout temps au contact de la culture occidentale. D’ailleurs, j’ai longtemps pensé que la culture orientale était étrangère à moi. Mais qu’est-ce que la « culture orientale » ? Je sors de la composition de Delirio, qui a été créé à l’opéra de Berlin ; un journaliste s’est étonné : ce n’était pas « oriental ». C’est très facile de faire de la musique orientale : il suffit de trois notes, mais on ne peut pas réduire l’Orient à trois notes ! L’Orient se niche dans quelque chose de bien plus profond et complexe. C’est un rapport à l’espace, à l’élasticité du temps, à la façon dont on regarde le monde, à la spiritualité… Ce sont des notions que je sens.

Un mot sur vos projets à venir : allez-vous resté centré sur la voix humaine ?

Mais je n’écris pas que pour la voix humaine, même si je la considère comme l’instrument le plus extraordinaire, le plus souple et le plus relié à l’humain ! La tendance est à emprisonner les artistes dans un cadre précis : j’ai commencé à écrire pour la voix, donc j’ai été longtemps catalogué comme compositeur pour la voix. J’ai beaucoup de pièces instrumentales à mon catalogue d’œuvres et suis dans une période d’opéra, ce qui m’enchante au plus haut point : d’une part, cela renoue avec le théâtre qui m’a été transmis par mes parents depuis mon plus jeune âge ; d’autre part, c’est le lieu idéal pour faire se rencontrer en même temps le vocal, l’instrumental et le visuel.

Brigitte Nérou, rédactrice en chef du blog de l'IMA
Brigitte Nérou Avec plus de quinze ans d’expérience dans l’édition, Brigitte a rejoint l’Institut du monde arabe en 2003 comme secrétaire de rédaction du magazine Qantara . Elle prend à présent la... Lire la suite
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