Entretien avec Laïla Nehmé

Co-commissaire de l'exposition « AlUla, Merveille d'Arabie »

Publié par Brigitte Nérou | Le 2 septembre 2019
Tombeaux rupestres nabatéens de l'ancienne Hégra, région d'Al Ula © Yann Arthus-Bertrand

Quelques-uns des 94 tombeaux rupestres creusés par les Nabatéens dans l'antique Hégra, région d'AlUla.

Yann Arthus-Bertrand

Co-commissaire de l’exposition « AlUla, merveille d’Arabie », Laïla Nehmé est archéologue et épigraphiste, spécialiste de l’archéologie du Proche-Orient, membre de l’équipe Mondes sémitiques de l'UMR Orient & Méditerranée au CNRS. Elle codirige depuis 2002 la mission archéologique de Madain Salih, qui recèle les vestiges de la cité nabatéenne de Hégra et ses célèbres tombeaux creusés dans la roche.

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Recéler, sur une zone aussi réduite (30 km), autant de vestiges s’étalant sur une aussi longue période, sept mille ans, ce n’est pas donné à tous les sites.
Si vous deviez énumérer trois éléments révélateurs de la richesse du site d’AlUla, quels seraient-ils ?

Avant tout, je mentionnerais les paysages, à la fois fabuleux et préservés, et le contraste entre la montagne désertique et les oasis : contraste de couleurs, de senteurs, de fraîcheur, de température…
Ensuite, il y a l’archéologie : recéler, sur une zone aussi réduite (30 km), autant de vestiges s’étalant sur une aussi longue période, sept mille ans, ce n’est pas donné à tous les sites. De plus, on peut quasiment suivre toutes les étapes de cette histoire. De cette richesse patrimoniale, nombreux sont les éléments à ne pas être connus du public. Cette exposition est donc bien une première.
Troisième point : cela fait dix-sept ans que nous travaillons sur le site de Hégra (certaines missions sont un peu plus récentes, comme celle de Dadan), et nous avons accumulé de très nombreux résultats et découvertes. Nous disposons désormais d’une connaissance scientifique argumentée, fondée sur des recherches archéologiques, épigraphiques, archéo-botaniques, numismatiques. Elle est parvenue à un point de maturité qui nous permet aujourd’hui de proposer des synthèses sur divers aspects d’histoire et de civilisation. Au terme de notre enquête, nous avons été en mesure de répondre à un grand nombre d’interrogations, mais il faut garder à l’esprit que les disciplines historiques, au sens large, ne révèlent que ce qu’elles veulent bien révéler.

Au fil de vos fouilles, vous avez mis à jour des millénaires d’occupation. Qu’avez-vous découvert à quoi vous ne vous attendiez pas ?

En raison de la sécheresse du climat, les objets contenus dans les tombeaux sont très bien conservés : textiles, cuirs, cheveux, peau… Cela nous a permis de restituer l’ensemble du rituel funéraire nabatéen. Dans certains tombeaux qui n’avaient pas été totalement vidés, on pouvait marcher sur des os ou des fragments de textiles. Nous avons tout d’abord pensé qu’ils avaient été laissés là par des occupants récents, voire par des bédouins, mais en fait ce n’est pas le cas ! Nous n’en croyions pas nos yeux.
J’ai même pu découvrir, personnellement, au sommet d’une butte rocheuse lessivée par les pluies depuis deux mille ans, un dallage nabatéen en place, dernier vestige d’un tétrapyle (monument à quatre colonnes) formant le temple haut d’un vaste sanctuaire. Par ailleurs, comme la plupart des vestiges n’ont pas été réoccupés, nous avons retrouvé tout le matériel en place : les petites fosses remplies de cendre, les céramiques peintes brisées volontairement avant d’être jetées après des offrandes…
La veille du dernier jour de l’une des campagnes de terrain de la mission, nous avons découvert un tombeau, caché derrière une dune, qui n’avait presque pas été touché depuis l’Antiquité. On supposait son existence en raison de la configuration du terrain et un bref dégagement à la pelle nous a donné raison. L’année suivante, nous l’avons fouillé en une seule campagne. Il contenait 27 corps dans leur coffrage en bois !
Autre grande surprise, la découverte de témoignages de la présence romaine. On savait depuis quelque temps déjà que le Hedjaz avait très probablement été intégré à l’Empire romain, mais nous manquions de preuves. Nous en avons à présent la certitude et des preuves tangibles : un camp romain, des inscriptions de troupes appartenant à des légions. Hégra était ce qu’on appelle une statio, c’est-à-dire un point de contrôle du trafic sur les pistes anciennes.


La raison qui me conduirait à arrêter les fouilles est la suivante : lorsque nous aurons obtenu des réponses aux principales questions que nous nous posons, le ratio efforts/résultats deviendra disproportionné et ce moment marquera un point d’inflexion. Je suis avant tout guidée par des problématiques scientifiques.
Parvenez-vous à vous représenter le « Nabatéen type » et son quotidien ? Ce à quoi il ressemblait, comment il s’habillait, ce qu’il mangeait…

Les Nabatéens étaient bruns (du moins tous les cheveux que nous avons retrouvés l’étaient-ils) et ils mesuraient entre 1,65 et 1,80 m, comme l’indique l’étude de leurs ossements. Ils semblent avoir eu une hygiène de vie à peu près correcte et ne pas avoir particulièrement souffert de surmortalité. Quant à l’âge auquel ils mouraient, nous ne sommes en mesure de l’estimer que par grandes tranches : morts périnatales (un mois avant à un an après la naissance), entre zéro et quatre ans et avant dix-neuf ans. Au-delà, impossible de préciser l’âge au moment du décès, on peut juste savoir que ce sont des adultes.
Nous n’avons pas constaté, à ma connaissance, de trace de mort violente sur les squelettes retrouvés dans les tombeaux. Ce qui est remarquable, c’est que les Nabatéens inhumaient dans un même tombeau des défunts des deux sexes et de tous âges, y compris les enfants les plus jeunes ; ces derniers ne faisaient pas l’objet d’un traitement particulier, à l’inverse de ce qui se pratiquait généralement dans l’Antiquité.
Nous avons pu déterminer des caractères dits « discrets », c’est-à-dire non pathologiques et partagés par des personnes possédant le même patrimoine génétique ; un petit creux situé à l’extrémité de l’humérus, par exemple. Et certifier ainsi que certains des corps ensevelis dans les tombeaux appartenaient à une même famille, ce que les inscriptions nabatéennes gravées sur les façades nous disent aussi. Nous en saurons probablement bientôt davantage : des analyses génétiques sur une quarantaine d’échantillons d’os pétreux (qui fait partie de l’os temporal) sont en cours aux États-Unis.
L’habillement type du Nabatéen : des tuniques, probablement en lin. Dans les linceuls, la première couche, celle qui est au contact du corps, est en laine, tout le reste est en fibres végétales. On sait aussi qu’on cultivait du coton à Hégra. Les vêtements étaient teints, notamment dans les rouges et les ocres. Les teintures utilisées étaient des teintures végétales, en particulier la rhubarbe.
Quant à l’alimentation, il y avait des arbres fruitiers, des céréales – grâce à l’irrigation, on cultivait à AlUla de l’orge et du blé amidonnier. On mangeait aussi de la viande, surtout des ovins et des caprins. Il semble qu’il y ait eu une différence dans la consommation carnée entre la ville et la zone du camp romain : les travaux de l’archéozoologue de la mission, Jacqueline Studer, du Muséum d’histoire naturelle de Genève, montrent que la viande de dromadaire (qui n’est pas fameuse, mais c’est un avis personnel !) était plus consommée dans le camp qu’ailleurs dans la ville.

Pour un archéologue, sur un site aussi riche, il y aurait à fouiller jusqu’à la fin des temps. Qu’est-ce qui pourrait vous donner envie d’aller fouiller ailleurs ?

Les fouilles se poursuivent actuellement : nous venons de signer un nouveau contrat de cinq ans avec les autorités saoudiennes, et nous venons d’achever la première campagne réalisée dans ce cadre. Cela dit, il faut savoir s’arrêter, car quand on fouille, on détruit. Cela me fait d’ailleurs penser à une définition de l’archéologie que j’aime bien donner à mes amis architectes : « Les archéologues sont des architectes de la déconstruction. » La raison qui me conduirait à arrêter les fouilles est la suivante : lorsque nous aurons obtenu des réponses aux principales questions que nous nous posons, le ratio efforts/résultats deviendra disproportionné et ce moment marquera un point d’inflexion. Je suis avant tout guidée par des problématiques scientifiques.
Quels territoires recouvre le Royaume nabatéen ? Le sud de la Syrie, la Jordanie, l’Arabie Saoudite et le désert oriental égyptien, entre Nil et mer Rouge. J’ai débuté mes recherches en Syrie, je les ai poursuivies en Jordanie et depuis dix-sept ans je suis en Arabie. J’espère avoir assez d’énergie, dans l’avenir, pour terminer mon parcours par des explorations dans le désert oriental égyptien. 

Brigitte Nérou, rédactrice en chef du blog de l'IMA
Brigitte Nérou Avec plus de quinze ans d’expérience dans l’édition, Brigitte a rejoint l’Institut du monde arabe en 2003 comme secrétaire de rédaction du magazine Qantara . Elle prend à présent la... Lire la suite
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