Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville

de Khaled Khalifa, traduit de l'arabe (Syrie) par Rania Samara

Publié par Brigitte Nérou | Le 17 octobre 2017

La saga d'une famille alépine. Soit cinquante années de tourments, des années 1960 à nos jours, dont le récit, mieux que tout artifice, nous fait toucher du doigt la déchéance d'un pays dont on louait naguère l'art de vivre et le raffinement… « Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville » a reçu la Mention spéciale 2017, amplement méritée, du Prix de la littérature arabe créé par l’Institut du monde arabe et la Fondation Jean-Luc Lagardère.

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Je refuse l'exil, car devenir réfugié, c'est perdre son identité, et la perdre, c'est s'arracher le cœur.
Khaled Khalifa

Disons-le sans ambages : on ne sort pas indemne de la lecture de Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville. Mais chahuté, moulu, et plus encore bouleversé, meurtri, outragé, à l'image de la famille alépine dont Khaled Khalifa déroule l'histoire.

Il y a du Garcia-Marquez dans cet incessant va-et-vient entre passé et présent, dans cet entrelacs de destinées innombrables, toutes pétries d'outrances, que le romancier a cruellement armées du balancier de la tragi-comédie pour glisser sur le fil de la vie. Et du baroque dans cette succession de fresques flamboyantes et minutieuses d'un monde qui fut et qui n'est plus. Peintures à l'or, à la cire et au sang, au parfum et à la crasse, au râle de plaisir et au sanglot long : Khaled Khalifa est un peintre endiablé pour qui tout est couleur, servi par une traduction qui anime les pages d'un souffle puissant.

Il y a du christique aussi dans ce roman, où chacun, à la recherche d'une improbable redemption, boira sa destinée jusqu'à la lie. La mère, bourgeoise déchue et mal mariée, la fille aînée, pauvrette débile et chétive, Sawsan la sœur terrible et son diable au corps, Rachid, le doux frère violoniste aspiré par le djihad, et encore Jean le fou d'amour, Nizar l'oncle homosexuel… Jusqu'au narrateur, le frère cadet, témoin impuissant de ces destinées erratiques.

« Destinées pétries d'outrances », vraiment ? A l'instant de refermer le livre, on mesure que d'outrance, il n'y a pas : cet amas désolé de vies malmenées, brisées, rompues, c'est le cri silencieux d'un pays à terre que Khaled Khalifa a su nous faire entendre.

Un dernier mot : en remettant son prix à Farouk Mardam Bey (Actes Sud), représentant l'auteur, le président du jury, Pierre Leroy, cogérant de Lagardère SC, a rappelé que Khaled Khalifa est né à Alep en 1964, et que Pas de couteaux est son quatrième roman. Que le précédent, Eloge de la haine, a été interdit en Syrie. Et que l'auteur n'entretient pas des relations de tout repos avec les services de sécurité locaux. Mais aujourd'hui, malgré six années de guerre civile, il a choisi de rester à Damas. « Je refuse l'exil, a-t-il déclaré, car devenir réfugié, c'est perdre son identité, et la perdre, c'est s'arracher le cœur. » Or, il y a à la fin du roman comme la caresse d'un espoir que nous laisserons au lecteur le soin de savourer. En écho à ce cœur syrien qui bat si fort qu'on ne pourrait l'arracher?

 

Pas de couteaux dans les cuisines de cette ville

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