Terminé
19 novembre20 novembre 2004

Le temps des Almées

Selon le congrès de la musique arabe, qui s’était tenu au Caire en 1932, les awâlim/ almées (sing. âlima litt. femme savante) étaient des femmes qui chantaient en diverses occasions et, la plupart du temps, dans les mariages. Par contre, d’après Edward Lane, qui a vécu en Egypte de 1833 à 1835 et auteur de The manners and customs of the modern Egyptians, ces femmes se produisaient plutôt dans les harems des riches, isolées dans une petite chambre séparée, par un moucharabieh en bois, de la grande salle où le maître de la maison recevait ses invités. Enfin, si l’on se réfère au fameux ouvrage Description de l’Egypte, datant de la fin du XIXe siècle, les awâlim étaient des femmes chanteuses et danseuses à la fois. D’ailleurs, elles quittèrent le Caire quand les Français s’y installèrent et n’en revinrent qu’à la fin de la campagne de Bonaparte. Ces femmes, également instrumentistes, donc artistes complètes, possédaient une grande connaissance musicale en plus d’un remarquable savoir littéraire et d’un répertoire riche de bon nombre de poèmes arabes classiques. Devant satisfaire tous les goûts, elles devaient se montrer capables de répondre à toute demande de l’auditoire et interpréter aussi des chants populaires. Pendant les fêtes de mariage du XIXe et au début du XXe siècle, les awâlim étaient convoquées pour distraire les invités de la mariée. Au moment où les hommes célébraient le marié, les femmes dans le harem accompagnaient les awâlim pour en faire autant avec la mariée. Une petite fenêtre, dans le moucharabieh qui séparait le harem de la salle des hommes, était laissée entrouverte, afin de laisser à ces derniers, non pas la possibilité de voir les femmes mais d’écouter le chants des awâlim. Un autre type de awâlim, en vogue à l’époque, était le fait de ghawâzî (sing. ghazeyah), des gitanes généralement habillées comme les Egyptiennes de l’époque, le contour de l’œil bien souligné avec du khol et les mains peintes avec du henné. Contrairement aux autres, elles paradaient dans la grande salle où les hommes tenaient salon. Dans ce cas, c’étaient les femmes du harem qui s’installaient à tour de rôle au balcon, plongeant sur la grande salle des hommes, pour assister à ce spectacle qui était plus osé et plus populaire que celui qui se déroulait dans le harem. Edward Lane a décrit un de ces spectacles en disant que l’alcool aidant, les awâlim «exagéraient » leur danse en multipliant les gestes sensuels, à la limite de lubricité. C’est à ce moment qu’un des invités se mettait à rassembler de l’argent (noukoud: somme qu’on donne aux danseuses ou au chanteur pour exprimer la satisfaction du public) et plus elles en recevaient, plus elles couvraient d’éloges le généreux donateur. A la fin de la soirée, cet homme qu’on surnommait le serviteur des awâlim (kalbouss) humectait les billets de sa salive et les collait sur le front, les joues ou les lèvres des danseuses.

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Siham et Ayman Khoury,
auteurs et chercheurs dans la musique traditionnelle égyptienne.

Awâlim Al-Qâhira
Le groupe des almées du Caire (Awâlim Al-Qâhira), que nous allons vous présenter, est composé de trois femmes qui chantent et dansent, accompagnées par des alâtiyya (musiciens), dont les instruments sont le violon, le luth arabe, la kawalah (flûte), le târ et la derbouka. Deux d’entre elles, Neema et Safaa El Sayed, sont des sœurs d’origine gitane, dont le père jouait dans les moulid, l’oncle chantait et dont la grand-mère était une âlima dans sa jeunesse. Classées dans la catégorie des ghawâzî, danseuses de Haute- Egypte rattachées à divers clans tsiganes, elles chantent toutes deux dans les mariages populaires. Lors de leurs représentations, elles reprendront surtout le répertoire que leur grand-mère leur a appris. La plus populaire est, sans conteste, Neema et ses airs coquins, sa gestuelle audacieuse et sa voix langoureuse ont conquis l’assistance dès sa première apparition publique, aux côtés de son père et de son oncle. Quarante ans plus tard, elle donne toujours dans le chant traditionnel, sous forme de saïdi, un rythme cher aux tenants de la jeel music cairote, un courant voisin du raï algérien, de mouraba’at (quatrains) ou de mawâwîl. Neema a su imposer un style tout en arabesques vocales et tourneries chorégraphiques.
La troisième interprète, nommée Sanaa, originaire de la ville de Mansourah, dans la région du Delta, a un style plus classique. Cette femme, âgée d’une cinquantaine d’années, a été élevée par un père qui adorait la musique arabe et son enfance n’avait juré que par le grand gramophone où tournaient les vieux disques diffusant la voix de Mounira El Mahdiyya, la chanteuse préférée de son père. Très tôt donc, Sanaa a bien assimilé les chansons de la grande cantatrice et comédienne et tout cela l’a encouragée à suivre des études de musique arabe au conservatoire du Caire pour, finalement, devenir une des chanteuses attitrées du Théâtre national égyptien. Elle rendra, comme de juste, un hommage appuyé et exceptionnel à cette gloire, un peu injustement oubliée, que fut Mounira El Mahdiyya.

S. et A.K.