Terminé
26 novembre27 novembre 2004

Le répertoire sacré d’Oum Kalsoum

Avec Cheikha Sabah

Dans le monde du soufisme, la quête de Dieu peut être soutenue et guidée par la musique, celle « des quatre cordes (luth) quand elle accompagne une belle chanson chantée par une voix pure et parfaite », comme le rapportait Al Masudi, un grand historien de la musique arabe du XIIe siècle de notre ère, à propos du samâa, signifiant audition. Pour les soufis, il désigne l’acte d’entendre le Coran, un poème ou une musique spirituels pour atteindre le wajd (transe mystique). La cérémonie du samâa peut avoir lieu dans une mosquée ou un lieu privé, où elle accueille quelques disciples suivant une voie soufie (tariqa) sous la direction d’un maître. Le chanteur est choisi pour la beauté de sa voix et il est parfois accompagné par la musique. Cheikha Sabah est, fort justement, l’une des plus convaincantes incarnations de l’art du samâa, avec sa voix forte et profonde qui nous entraîne naturellement vers la transe. Née dans le petit village de Tunamel El Charqui, dans le Delta, au nord de l’Egypte, elle est, définitivement, atteinte de cécité à l’âge de 6 ans car son père, simple paysan, n’avait pas les moyens de payer une opération qui lui aurait permis de recouvrer la vue. Aujourd’hui, elle ne le regrette pas et confie : « C’est la volonté de Dieu et je l’en remercie. » A l’âge de 7 ans, elle entre au kouttâb (école coranique) où elle apprend le Coran par cœur et comme pour Oum Kalsoum, dont elle reprendra lors de ses deux concerts quelques pièces de son répertoire sacré, le saint livre sera son premier contact avec le rythme et la mélodie (la psalmodie). Ensuite, elle intègre l’école publique où l’un de ses professeurs, remarquant la beauté de sa voix, l’encourage à chanter. Son père accepte sous condition qu’il s’agisse de fêtes religieuses où elle psalmodierait le Coran et elle chanterait des madih (louanges à Dieu). Bientôt, la radio égyptienne la sollicite, puis la télévision et on l’engage aussi pour des doublages de films musicaux. Mais ce contact avec la chanson profane sera de courte durée car Cheikha Sabah, dépitée très vite par cet univers, décide de le quitter à jamais, même si elle apprécie des géants comme Abdel Wahab ou Oum Kalsoum. C’est son mari qui va la remettre sur le chemin de l’inshâd, un cérémonial où elle va découvrir les joies spirituelles, la force de sa voix et l’effet que produit cette dernière sur son public. Au cours de son cheminement, elle croisera des grands maîtres du genre comme Cheikh Yassine El Touhamy et Cheikh Ahmed El Touny.

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Cheikha Sabah, portrait sensible
Le monde des moulid est impitoyablement dur car la scène est généralement tenue par des hommes qui éprouvent des difficultés à accorder une place à une femme. Cheikha Sabah, hors des normes marchandes, choisit de chanter sous les tentes des khedma (lieux d’aumônes pour les pauvres), loin de l’attention de la foule attirée par les grands munshid. Sachant parfaitement contrôler les différentes tonalités de sa voix, elle mêle merveilleusement les deux langues, classique et dialectal. Ce qui donne une sensation de légèreté que l’on ne retrouve pas forcément chez les autres munshid. « Elle sait particulièrement chanter le mounagah (dialogue avec Dieu) et sait comment amener ses adeptes à la transe », révèle une de ses admiratrices, « pour moi, cette capacité exceptionnelle est aussi liée au fait qu’elle est femme. Oui, c’est important qu’elle soit femme dans un milieu où il n’y a que des hommes. Elle a eu l’audace d’intégrer ce milieu », ajoute-t-elle, « et cette audace me plait. » Au premier regard, Cheikha Sabah n’a l’allure artistique ni profane ni soufie tant ses lunettes noires soulignent un air différent et son humilité émeut. Quand sa soirée commence par une musique simple et qu’elle appelle Yâ habîbî / Mon amour, en s’adressant au prophète, tout le monde se tait, saisi et subjugué par la profondeur de sa voix. Elle continue avec des louanges à Dieu et au prophète, puis les vers inspirés par un poème de Hallaj, de Ibn Al Fârid ou encore de Ibn Arabi, montent. Le spectacle s’étale dans la nuit et les poèmes déferlent. Cheikha Sabah les mélange parfois les uns aux autres avant de les unir. Pour mieux l’apprécier, il faut être sur la même longueur d’onde qu’elle, car, explique-telle, « quand on dit Dieu, on s’efface, on est au-delà du profane ». Sur scène, elle est dans un état de profonde communion et elle cherche à amener son public vers un état de dévotion proche du sien. Le tawâsul se produit grâce à la manière dont la parole est dite, à travers la voix qui touche l’auditeur, lequel est transporté au cœur de ce cercle mystique formé du poète soufi, du munshid et de lui-même, cercle qui se referme progressivement, pour que le tawâsul se vive. Ce qui naît de cette expérience est variable et infini et dépend considérablement de celui qui reçoit. Seuls la musique et le chant sont capables de générer cet état d’ivresse mystique. Des poèmes chantés par une voix si chaleureuse, sur fond d’une mélodie harmonieuse, peuvent sans une imprégnation réelle du sens, engendrer des effets merveilleux. Néanmoins, c’est le fahm, la compréhension, de ce que l’on entend qui nous mène vers l’extase. Celle promise par Cheikha Sabah, en s’appuyant ici sur le modèle de celle qu’elle nomme la « maîtresse du chant arabe », Madame Kalsoum elle-même.

Siham et Ayman Khoury,
auteurs et chercheurs dans la musique traditionnelle égyptienne