Habités par l’esprit de la Nahda (renaissance) du Proche-Orient, Aïcha Redouane et Habib Yammine poursuivent leur exploration du monde enchanté du maqâm arabe. Fondateurs de l’ensemble Al-Adwâr (mot désignant à la fois les cycles rythmiques et mélodiques, une forme vocale raffinée et, symboliquement, l’éternel retour), une formation instrumentale traditionnelle, appelée takht sharqî au Proche-Orient, ils regroupent autour d’eux plusieurs instrumentistes de talent, tels Salah El Dine Mohammad au qânûn (cithare sur table), Tammam Akkari au luth et Nabil Abdemouleh à la flûte-nây. C’est dans le Caire du XIXe siècle et du début du XXe, en ses palais, ses salons, ses grandes demeures, ses cafés et ses jardins, que l’art du maqâm s’est épanoui grâce à la conjonction du soutien du khédive Ismaïl (1863 - 1879) et de ses descendants, ainsi qu’au génie d’un ensemble de chanteurs, compositeurs, instrumentistes et poètes qui ont donné le meilleur d’eux-mêmes à la musique avec, à leur tête, les compositeurs et chanteurs Abdû Al Hâmûlî (1845 - 1901) et Muhammad Uthmân (1855 - 1900). Cette école musicale de la Nahda a été édifiée sur un héritage aussi divers que riche prenant ses racines dans les diverses cultures savantes, populaires et religieuses du Proche-Orient. Le génie de Abdû Al Hâmûlî et de Muhammad Uthmân résidait dans leur capacité de synthétiser les multiples expressions musicales en une stylistique nouvelle d’improvisation et de composition correspondant aux aspirations et au goût de la société orientale. Si ce mouvement de synthèse a pu s’opérer, c’est grâce au maqâm, principe musical commun aux cultures de la région, et s’il a pris de l’ampleur, c’est parce qu’il se situait dans le processus global de la renaissance englobant à la fois la littérature, les arts, la philosophie, la religion, la politique et la société. Au lendemain de la première guerre mondiale, la systématisation et la « variétisation » à l’occidentale faisant foi, cette musique fut délaissée. La relève ne fut plus assurée sinon par le disque 78 tours. C’est grâce à ce témoin que la chanteuse Aïcha Redouane et Habib Yammine, percussionniste et ethnomusicologue, travaillent depuis plusieurs années à la réhabilitation de cette stylistique. Leur action participe d’un renouveau de l’intérieur de la tradition après en avoir assimilé les principes techniques, stylistiques et esthétiques.
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Aïcha Redouane et l’ensemble Al-Adwâr
Dans la continuité de l’esprit de la Nahda, Aïcha Redouane et Habib Yammine enrichissent la tradition du maqâm par de nouvelles compositions comme «La passion de Râbi’a », poèmes soufis de Râbi’a Al Adawiyya, poétesse irakienne du XIIIe siècle, «Ivresses» (Al Khamriyya/Eloge du vin), poème mystique d’Ibn Al Fârid (XIIIe siècle, Egypte) et «L’Amour est ma religion et ma foi» d’Ibn Arabi (XIIIe siècle). Ces efforts consacrés à la musique de la Nahda ne relèvent nullement d’un certain passéisme. En effet, Aïcha Redouane redonne un souffle nouveau à travers ses improvisations et les interprétations des diverses formes de cette école. Sur le plan pratique, ce style est essentiellement vocal et il est servi par une soliste (mutrib, fém. mutriba), accompagnée par un takht, ensemble instrumental oriental de chambre. Lors des concerts d’Al-Adwâr, les pièces musicales s’enchaînent dans une wasla (lien ou suite) dans un même maqâm (mode). Ainsi, une wasla comporte plusieurs morceaux vocaux et instrumentaux composés, semi-composés et improvisés, liés par un seul mode certes, mais conçus dans différentes formes et sur divers cycles rythmiques. Les formes instrumentales jouant le rôle d’ouverture ou d’interlude, sont le bashraf et le samâ’î, la tahmîla, forme semi-composée, le dûlâb, prélude très court à rythme binaire et le taqsîm, improvisation. Les formes chantées sont le muwashshah, composé sur un poème strophique en arabe classique ou médian, d’origine andalouse ou orientale. La qasîda est un poème en arabe classique, elle se présente sous deux aspects : mursala, à rythme libre, c’est une improvisation vocale explorant un maqâm. Elle est accompagnée par un des instruments mélodiques du takht. Mesurée, elle se construit sur les mêmes principes d’exploration modale que la précédente, mais sa mélodie est bâtie sur un rythme binaire accompagnée par le takht. Le dawr (plur. adwâr), écrit en dialecte égyptien, plonge ses racines dans la musique populaire et confrérique égyptiennes. Sa forme musicale, à thème et variations, a progressivement été perfectionnée au cours du XIXe siècle. Forme vocale par excellence de la Nahda, le dawr est un art du chant très raffiné exigeant l’improvisation instantanée dans les modulations « maqâmiennes » les plus subtiles et la métamorphose de la composition originale pour amener l’auditoire à l’état du tarab, extase musicale. Le layâlî, improvisation vocale se chantant sur les expressions yâ leylî, yâ ‘eynî (ô ma nuit, ô mon œil), peut servir d’introduction, d’interlude ou de postlude à une pièce chantée. Du point de vue thématique, les poèmes traitent à la fois de l’amour mystique et profane en dépeignant les divers états de la passion, du désir d’union, de la joie, l’attente, le dépérissement… Si certains textes explicitent une atmosphère mystique évidente ou un sens profane plus prononcé, d’autres se prêtent à une double interprétation, car la poésie arabe utilise le même vocabulaire pour l’amour mystique et profane. Aïcha nous livrera également quelques beaux échantillons du répertoire d’Oum Kalsoum, chaudement recommandés par le prix Nobel Naguib Mahfouz.