L’originalité de cet hommage réside dans son exploration de la première partie de l’œuvre d’Oum Kalsoum, à savoir un répertoire charnière qui témoigne du bouillonnement créatif du début du XXe siècle, entre une musique savante qui se démocratise et une chanson de variété qui s’anoblit sous la plume des plus grands artistes de l’époque. Si l’«atmosphère» musicale de cette période-là est restée dans la mémoire collective arabe, son contenu est, paradoxalement, tombé dans l’oubli. Qui se souvient de Khassamatni / Elle s’est disputée avec moi (1931) alors que chacun fredonne Enta Omri / Tu es ma vie (1965) ? Le répertoire, présenté sous forme de suites modales (wasla), que ces deux représentations font revivre, a été injustement occulté par le reste de la production d’Oum Kalsoum, car elle fut condamnée à la productivité des maisons de disques en quête incessante de nouveauté pour un public toujours plus large. Ce phénomène s’est renforcé, à partir de 1934, avec l’apparition des concerts en direct à la radio qui avaient projeté la voix de la Diva jusqu’aux confins du monde arabe. Enfin, un nouveau tournant esthétique à l’orée des années 1940 a fini par étirer la chanson courte dans le sens d’une plus grande longueur. Cette version prolongée à l’extrême devient alors une véritable messe (elle dure souvent plus d’une heure), servie par un orchestre pouvant compter jusqu’à 30 musiciens. Le compositeur s’y offre une place plus importante à travers les ouvertures et les intermèdes musicaux. Lorsque l’« Astre d’Orient» s’est éteint, son image glorifiée par une chanson muée en événement grandiose s’est ainsi figée dans la mémoire des Arabes.
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Dorsaf Hamdani et l’ensemble Elie Achkar
Dorsaf Hamdani est née en 1975, l’année de la mort d’Oum Kalsoum. Depuis 1994, elle s’est produite dans divers festivals renommés pour la qualité et le haut niveau artistique de leur programmation. On citera ceux de Tunis, du Caire, de Grenade, de Séville et du Luxembourg et on retiendra deux percutantes collaborations avec deux belles signatures de la musique tunisienne, le joueur de luth Mohamed Zinelabidine et le chanteur de malouf Zied Gharsa, fils du regretté Tahar. On lui doit également d’excellentes reprises de standards de Faïrouz. Côtoyant les plus grands noms de la chanson arabe tels Faïrouz (1973 - 1979) ou Wadih Al Safi (1979 - 2003), sans oublier son travail avec Sapho, Elie Achkar, ce fin connaisseur de la musique arabe, virtuose du qânûn (il n’a pas été premier prix dans cette catégorie au Conservatoire du Liban, en 1973, pour rien !), est l’un de ses interprètes les plus authentiques et, en France, son porte-parole le plus doué. Tous les deux, entourés par des musiciens hors pair, rendront hommage à Oum Kalsoum en faisant revivre une partie de son répertoire (1920 - 1940) quasi inédite en Occident. Contrairement à ce que l’on connaît d’Oum (les longuissimes chansons, tout en langueur et en fortes émotions), les pièces présentées ici sont de petites miniatures finement ciselées pour un petit ensemble d’instruments traditionnels. Elles ont le charme incomparable de la musique égyptienne du début du XXe siècle et témoignent du bouillonnement créatif de cette époque. Musique de la cour ottomane et chants d’amour profanes, poèmes soufis et chansons de cinéma, la force d’Oum Kalsoum est d’avoir su incarner avec la même sensibilité et la même noblesse ce répertoire riche et coloré, réconciliant autour d’elle mélomanes élitistes et public populaire. Dorsaf Hamdani y fait aujourd’hui écho. Emportée par l’accompagnement raffiné d’Elie Achkar et de son ensemble, sa voix s’élève comme une prière. Un vent de liberté souffle sur l’orchestre. Une musique en effervescence qui se recrée perpétuellement dans l’instant partagé avec le public.