La Kelthoum des Chaouis
Kelthoum Bouhala, dite El Aurassia, s’inscrit dans la plus pure tradition musicale chaouïa, marquée par cette figure emblématique que fut Aïssa El Djermouni, premier Maghrébin à fouler les planches de l’Olympia, en 1917. De son père, musicien, elle a hérité l’amour de la mélodie et le sens du rythme propres au genre rehaba, né sur les pentes abruptes du massif des Aurès, à l’est de l’Algérie.
Il s’agit d’un chant en groupe, ouvrant sur une danse rythmée par le bendir et les pieds qui frappent le sol. Rehaba, signifiant ensemble, comprend le ferdi ou vocalises en solo accompagnées par une gasba (flûte de roseau) et un bendir (percussion). Le tout est agrémenté par divers modes et thèmes musicaux comme le s’raoui, le b’hairi, le djebaili, le rekrouki ou le s’laoui.
La voix de Kelthoum, incroyablement puissante, porte loin, et semble, dans ses variations, épouser le jaillissement de la montagne vers le ciel, pour retomber au creux de la vallée et rebondir. En tenue traditionnelle, elle sera appuyée par Djoudhour el Aouras (racines des Aurès, formation basée à Aïn Touta, près de Batna), composée de trois joueurs de gasba (flûte) et de deux joueurs de bendir (percussion).
Chérifa la noble
Dans la tradition musicale féminine kabyle, la voix reste encore le plus bel instrument et on n'y tolère, en principe, que quelques percussions (essentiellement un bendir) pour marquer les temps. Il faut y rajouter une sorte de deqqa, battement frénétique des mains, qui accompagne des chants entonnés à l'occasion de fêtes (timeghriwin) de mariages ou de circoncisions. C'est le cadre exclusif dans lequel les ensembles féminins se produisaient pour donner à entendre leurs soupirs d'amour (ahiha), leurs louanges religieuses (dhikr) ou leurs récits mis en musique.
Aujourd'hui, dans les villages kabyles, ces vocalises se font de plus en plus dans l'intimité, les orchestres ayant supplanté les vieilles coutumes. Seule la chaîne II (kabylophone) continue, à travers Nnuba l-lxalat (émission hebdomadaire), de diffuser, et ce, depuis plus de quarante ans, les voix d'un chœur de femmes, dont Chérifa, la plus grande dame de la chanson kabyle, est l'animatrice attitrée.
De son vrai nom Bouchemlal Ouardia, elle est née le 9 janvier 1926 à Djaffra, en Petite-Kabylie. Toute petite, elle chantonnait tout en gardant le troupeau familial et se découvre un joli filet vocal dès l'âge de 7 ans. La simple écoute d'un roulement de bendir la poussait à se précipiter sur le lieu de la fête. Mais, à l’époque, en Kabylie, comme dans bien d'autres sociétés imprégnées de «traditionnalisme», si on appréciait les musiciens, on ne souhaitait pas pour autant en avoir dans sa famille. Chérifa, très tôt orpheline de père et placée sous la tutelle de ses oncles après le remariage de sa mère, recevait des corrections sévères pour ses escapades répétées.
A 18 ans, celle qui n'a jamais été scolarisée et a grandi pieds nus, décide de quitter sa région natale et de vivre sa vocation ailleurs. Dans le train qui la conduisait vers Alger, elle compose Bqa Wa 'Ala Khir Ay Akbou (Akbou adieu), le titre qui fera sa renommée et qui demeure toujours aussi populaire. Dans les années 1940, elle chante à la radio pour un cachet équivalent à 700 F (106,71 euros), une somme énorme à l'époque et s'impose rapidement comme la reine du chant kabyle. Mais la rançon à payer est très élevée : ses oncles ne désespèrent pas de la tuer un de ces jours et elle est jugée indésirable dans le village qui l'a vu naître. Pendant des années, elle tourne un peu partout en Algérie et enregistre beaucoup de titres, soit de sa composition, soit puisées dans le patrimoine folklorique, tous des succès. Elle ne se souvient plus du nombre de chansons mais approximativement, elle en compte 600 à peu près à son répertoire.